LA NOTION DE DIGNITÉ HUMAINE, EST-ELLE SUPERFLUE
EN BIOÉTHIQUE?


                                par Roberto Andorno

"Anyone who professes to take rights seriously
must accept the vague but powerful idea
of human dignity"
Ronald Dworkin

 

Introduction
Dans un article publié en décembre 2003 dans le British Medical Journal, la bioéthicienne américaine Ruth Macklin qualifiait la dignité humaine de « concept inutile » en éthique médicale car il ne signifierait pas autre chose « que ce qui est déjà contenu dans le principe éthique du respect des personnes : l’exigence du consentement éclairé, la protection de la confidentialité des patients et la nécessité d’éviter des discriminations et des pratiques abusives ». C’est pourquoi, concluait-elle, cette notion pourrait être tout simplement abandonnée sans aucune perte.[1] Le nombre de répliques que l’article suscita dans les numéros suivants de la revue, surtout de la part de praticiens et d'infirmières, montre bien que le sujet, loin d’être purement académique, touche au cœur de la pratique médicale.

La question est donc bien celle-ci : la notion de dignité humaine est-elle superflue en bioéthique? [2]


I. Les difficultés théoriques de la notion de dignité humaine
Force est de reconnaître que l’expression « dignité humaine » est souvent employée avec une signification très vague, ce qui encourage l’usage inflationniste dont elle fait parfois l’objet. Il arrive même qu’elle soit invoquée afin de soutenir des revendications contradictoires, comme c’est le cas dans le débat sur l’euthanasie, car tant ceux qui sont en faveur que ceux qui sont contre cette pratique font appel à l’idée de dignité humaine. De même, elle est quelques fois utilisée de manière abusive comme un argument facile et rapide (« knock-out argument ») pour critiquer certaines pratiques, telles que le clonage ou l’ingénierie génétique, afin de s’épargner la difficulté d’avoir à apporter des explications supplémentaires.[3]

Cependant, le seul fait que la notion de dignité ait une signification très large et qu’elle puisse être utilisée de façon abusive ne semble pas être une raison suffisante pour conclure qu’elle est inutile. Car, après tout, n’en est-il pas de même avec toutes les grandes notions de l’éthique (le bien, la justice, l’amour…) ? Faudrait-il alors supprimer toutes ces notions en raison de la difficulté qu’on éprouve à les définir de manière précise, ou de l’abus dont elles font souvent l’objet ?

En réalité, si l’idée de dignité humaine possède un contenu si riche qu'il permet d’englober des notions aussi disparates que l’exigence du consentement des patients aux traitements, l’interdiction des pratiques discriminatoires et abusives à leur égard, ou le principe de non patrimonialité du corps humain, nous devrions voir dans cela, non pas une raison pour l’abandonner, mais au contraire, une raison pour la tenir en haute estime et pour affronter le défi de préciser davantage ses contours.

Il est vrai que la dignité entraîne une exigence de « respect des personnes », comme l’admet Macklin. Cependant, ces deux notions ne s’identifient pas. Le respect des personnes n’est que la conséquence de leur dignité. Si l’on doit respecter inconditionnellement tout être humain, quel que soit son âge, son sexe, sa santé physique ou mentale, sa religion, sa condition sociale ou son origine ethnique, c’est précisément parce qu’il a une valeur intrinsèque ou dignité. L’idée de dignité est donc préalable à celle de respect et vise à répondre à la question « pourquoi doit-on respecter les personnes ? ».

En réalité, la notion de dignité fait référence à une qualité inséparablement liée à l’être même de l’homme, ce qui explique qu’elle soit la même pour tous et qu’elle n’admette pas de degrés. On comprend bien que ce dont il est question ici, c’est de la dignité inhérente et non pas de la dignité éthique : tandis que la première est une notion statique, puisque elle revient à tout être humain du seul fait de son existence et indépendamment des qualités morales de l’individu en question, la seconde est une notion dynamique, car elle ne s’applique pas à l’être de la personne, mais à son agir, et permet d’affirmer, par exemple, qu’un homme honnête a « plus de dignité » qu’un cambrioleur. Mais c’est la première acception du terme « dignité » qui nous intéresse particulièrement ici.

Certes, si l’on veut aller plus loin et s’interroger sur le fondement ultime de la valeur inhérente à l’être humain, la question devient plus complexe car il est alors peut-être impossible d’éviter une explication métaphysique ou théologique. A ce niveau, l’argumentation la plus fréquente est sans doute celle qui renvoie à la nature spirituelle de l’âme humaine.[4] A cela s’ajoute l’idée, présente surtout chez Platon et dans la théologie chrétienne, selon laquelle l’âme humaine, précisément en vertu de sa nature spirituelle, possède une certaine ressemblance divine (imago Dei).[5]

Mais en réalité nous n’avons pas forcément besoin d’avoir recours à ces notions hautement métaphysiques et de nous mettre d’accord sur le fondement théorique ultime de la dignité humaine pour la reconnaître dans la pratique de la vie sociale. En ce sens, il est utile de rappeler que les auteurs de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée en 1948, juste après les atrocités commises par le national-socialisme, furent unanimes à reconnaître « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » et les droits qui en découlent, tout en ayant des positions philosophiques, politiques et religieuses totalement diverses, voire opposées.

Il ne faut pas oublier non plus que le principe de dignité humaine est déjà explicitement à la base de tous les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme (notamment ceux concernant l’interdiction de la torture, de l’esclavage, des traitements inhumains et dégradants, des discriminations de toute sorte, etc.), ainsi que d’un nombre important de Constitutions nationales, surtout celles adoptées après la Deuxième Guerre Mondiale. C’est pourquoi, comme l’affirme Ronald Dworkin, il semble clair aujourd’hui que « celui qui prétend prendre les droits de l’homme au sérieux est obligé d’accepter l’idée, vague mais puissante, de dignité humaine ».[6] Selon ce même auteur, cette idée renvoie « à l’importance intrinsèque de la vie humaine »[7] et « exige que personne ne soit jamais traité d’une façon telle que l’importance unique de sa vie vienne à être niée ».[8]


II. La dignité humaine comme exigence de non-instrumentalisation de l’être humain
Certains auteurs n’hésitent pas à qualifier la dignité humaine de « principe matriciel » de la bioéthique.[9] Cette caractérisation est parfaitement justifiée. Il suffit de lire les textes internationaux sur la bioéthique adoptés ces dernières années, notamment ceux de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe, pour constater le rôle absolument central qu’ils accordent à la notion de dignité humaine. Bien qu’elle ait toujours eu une place importante dans le droit international des droits de l’homme, le tout premier plan que la dignité occupe dans le nouveau droit international biomédical est impressionnant.[10]

Pour mieux préciser le rôle éminent reconnu à ce principe dans la bioéthique, il est utile d’avoir recours à la célèbre formule kantienne selon laquelle toute personne doit toujours être traitée comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen.[11] Cet impératif vise à signaler que la personne humaine est tout à l’opposé de la « chose » : tandis que les choses ont un « prix » du fait qu’elles peuvent être remplacées par une autre à titre d’équivalent, les personnes ont une « dignité », parce qu’elles sont uniques et ne peuvent être remplacées par rien.[12]

La formule kantienne, qui exprime une exigence de non instrumentalisation de l’être humain, est d’une extraordinaire fécondité en matière de bioéthique. Elle signifie, par exemple, qu’il est inacceptable de soumettre un individu à des expérimentations scientifiques à but non thérapeutique qui mettent sa vie en grave danger, même si cela pourrait nous apporter des connaissances extrêmement utiles pour le développement de nouvelles thérapies ; que l’on n’a pas le droit de prélever les organes vitaux d’une personne, même du pire des criminels, afin de faciliter la survie d’une autre, ou de dix autres, ou de dix mille autres ; que la société ne peut pas accepter que des personnes en situation d’extrême pauvreté soient poussés à vendre leurs organes (par exemple, un rein) pour satisfaire aux besoins de leurs familles ; que l’on ne peut pas produire des clones humains ou prédéterminer les caractères d’une personne future au moyen de l’ingénierie génétique juste pour satisfaire les désirs capricieux des parents potentiels. Dans tous ces cas il y a une instrumentalisation de la personne humaine et donc une pratique contraire à la dignité.

Mais sans aller jusqu'à des situations aussi extrêmes, l’idée de dignité comme exigence de non-instrumentalisation de la personne est aussi d’une grande aide au niveau de la pratique médicale quotidienne. Lorsque les praticiens et les infirmières ont cette idée présente à l’esprit, leur attitude à l’égard des patients est complètement différente de ce qu'elle serait sans elle. La pratique médicale devient alors quelque chose de plus qu’une simple question technique pour constituer l’expression d’une activité profondément humaine. Le malade n’est plus un « cas » dont on doit s’occuper, mais bel et bien une « personne », c’est-à-dire un être unique et ineffable qui a besoin d’être aidé et accompagné dans sa souffrance.


Conclusion
Enfin, pour répondre à la question posée au début de cet article : non, la notion de dignité humaine n’est ni inutile ni superflue. Loin de là, elle joue le rôle d’idée directrice de l’éthique médicale. Elle illumine, ou mieux, elle devrait illuminer toute pratique biomédicale. Certes, en raison de sa généralité, elle est incapable à elle seule de résoudre la plupart des dilemmes bioéthiques. Elle n’est pas un mot magique qu’il suffit d’invoquer pour leur trouver une solution précise face aux enjeux complexes de la médecine et de la génétique. C’est pourquoi, afin de devenir opérationnelle, elle a normalement besoin de notions plus concrètes, qui sont habituellement formulées en employant la terminologie des « droits » : « consentement éclairé », « intégrité physique », « confidentialité », « non-discrimination », etc.[13] Cependant, en dépit de son caractère apparemment vague, la notion de dignité fixe des repères à la pratique biomédicale, et au bout du compte, parvient à lui donner son sens ultime. En effet, la science médicale n’a pas en fin de compte d’autre but que d’être au service des personnes, c’est-à-dire de contribuer à leur bien-être physique et psychique. Autrement dit, ce n’est pas l’homme qui est fait pour servir la médecine ; c’est la médecine qui est faite pour servir l’homme. C’est précisément cette idée fondamentale que la notion de dignité humaine est à même de nous rappeler.



NOTES
[1] Ruth Macklin, « Dignity is a useless concept », British Medical Journal, 2003, vol. 327, p. 1419.

[2] Pour simplifier, j’utilise ici les termes « bioéthique » et « éthique médicale » comme des synonymes, bien qu’ils n’aient pas exactement la même signification.

[3] Dieter Birnbacher, « Ambiguities in the concept of Menschenwürde », dans : Sanctity of Life and Human Dignity, ouvrage collectif dirigé par Kurt Bayertz, Dordrecht, Kluwer, 1996, p. 107; Ulfrid Neumann, « Die Tyrannei der Würde », Archiv für Recht- und Sozialphilosophie, 1998, n° 2, p. 153.

[4] Aristote est sans aucun doute le philosophe qui a argumenté en ce sens de la manière la plus rigoureuse. Selon lui, tout être vivant est, par définition, animé par un principe de vie. Mais la faculté intellectuelle (nous) propre à l’âme humaine distingue radicalement celle-ci des âmes des autres êtres vivants : l’âme humaine est immatérielle au sens plein du terme. Aristote déduit cela de la capacité humaine d’abstraire, c’est-à-dire d’assimiler les « formes » (ou essences) des choses qu’il connaît sans pourtant incorporer la « matière » qui les constitue. Or, cela n’est possible que dans la mesure où l’intellect humain n’est aucunement une entité matérielle, c’est-à-dire dans la mesure où il est quelque chose de plus que juste la faculté d’un organe corporel. Autrement dit, étant donné que l’âme humaine est capable de penser toutes choses, elle est forcément non mélangée à aucune (De Anima, III, 4, 429a).

[5] Voir par exemple : Platon, Théétète, 176b; La République, IX, 589e ; Gn. 1,26 ; Augustin, De la Trinité, XIV, 16 ; Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, q. 93, a. 7.

[6] Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University Press, 1977, p. 198.

[7] Ronald Dworkin, Life's Dominion. An Argument About Abortion, Euthanasia and Individual Freedom, New York, Vintage, 1994, p. 236.

[8] Ibid.

[9] Noëlle Lenoir et Bertrand Mathieu, Les normes internationales de la bioéthique, Paris, PUF, 1998, p. 16.

[10] Deryck Beyleveld et Roger Brownsword, Human Dignity in Bioethics and Biolaw, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 11.

[11] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1980, p. 105.

[12] Ibid., p. 112.

[13] Roberto Andorno, « Biomedicine and international human rights law: in search of a global consensus », Bulletin of the World Health Organization (WHO), vol. 80, n° 12, 2002, p. 959-963. En ligne: http://www.who.int/bulletin/