Introduction
Dans un article publié en décembre 2003 dans le British Medical Journal,
la bioéthicienne américaine Ruth Macklin qualifiait la dignité humaine de «
concept inutile » en éthique médicale car il ne signifierait pas autre chose
« que ce qui est déjà contenu dans le principe éthique du respect des
personnes : l’exigence du consentement éclairé, la protection de la
confidentialité des patients et la nécessité d’éviter des discriminations et
des pratiques abusives ». C’est pourquoi, concluait-elle, cette notion
pourrait être tout simplement abandonnée sans aucune perte.[1] Le nombre de
répliques que l’article suscita dans les numéros suivants de la revue,
surtout de la part de praticiens et d'infirmières, montre bien que le sujet,
loin d’être purement académique, touche au cœur de la pratique médicale.
La question est donc bien celle-ci : la notion de dignité humaine est-elle
superflue en bioéthique? [2]
I. Les difficultés théoriques de la notion de dignité humaine
Force est de reconnaître que l’expression « dignité humaine » est
souvent employée avec une signification très vague, ce qui encourage l’usage
inflationniste dont elle fait parfois l’objet. Il arrive même qu’elle soit
invoquée afin de soutenir des revendications contradictoires, comme c’est le
cas dans le débat sur l’euthanasie, car tant ceux qui sont en faveur que
ceux qui sont contre cette pratique font appel à l’idée de dignité humaine.
De même, elle est quelques fois utilisée de manière abusive comme un
argument facile et rapide (« knock-out argument ») pour critiquer certaines
pratiques, telles que le clonage ou l’ingénierie génétique, afin de
s’épargner la difficulté d’avoir à apporter des explications supplémentaires.[3]
Cependant, le seul fait que la notion de dignité ait une signification très
large et qu’elle puisse être utilisée de façon abusive ne semble pas être
une raison suffisante pour conclure qu’elle est inutile. Car, après tout,
n’en est-il pas de même avec toutes les grandes notions de l’éthique (le
bien, la justice, l’amour…) ? Faudrait-il alors supprimer toutes ces notions
en raison de la difficulté qu’on éprouve à les définir de manière précise,
ou de l’abus dont elles font souvent l’objet ?
En réalité, si l’idée de dignité humaine possède un contenu si riche qu'il
permet d’englober des notions aussi disparates que l’exigence du
consentement des patients aux traitements, l’interdiction des pratiques
discriminatoires et abusives à leur égard, ou le principe de non
patrimonialité du corps humain, nous devrions voir dans cela, non pas une
raison pour l’abandonner, mais au contraire, une raison pour la tenir en
haute estime et pour affronter le défi de préciser davantage ses contours.
Il est vrai que la dignité entraîne une exigence de « respect des personnes
», comme l’admet Macklin. Cependant, ces deux notions ne s’identifient pas.
Le respect des personnes n’est que la conséquence de leur dignité. Si l’on
doit respecter inconditionnellement tout être humain, quel que soit son âge,
son sexe, sa santé physique ou mentale, sa religion, sa condition sociale ou
son origine ethnique, c’est précisément parce qu’il a une valeur intrinsèque
ou dignité. L’idée de dignité est donc préalable à celle de respect et vise
à répondre à la question « pourquoi doit-on respecter les personnes ? ».
En réalité, la notion de dignité fait référence à une qualité
inséparablement liée à l’être même de l’homme, ce qui explique qu’elle soit
la même pour tous et qu’elle n’admette pas de degrés. On comprend bien que
ce dont il est question ici, c’est de la dignité inhérente et non pas de la
dignité éthique : tandis que la première est une notion statique, puisque
elle revient à tout être humain du seul fait de son existence et
indépendamment des qualités morales de l’individu en question, la seconde
est une notion dynamique, car elle ne s’applique pas à l’être de la personne,
mais à son agir, et permet d’affirmer, par exemple, qu’un homme honnête a «
plus de dignité » qu’un cambrioleur. Mais c’est la première acception du
terme « dignité » qui nous intéresse particulièrement ici.
Certes, si l’on veut aller plus loin et s’interroger sur le fondement ultime
de la valeur inhérente à l’être humain, la question devient plus complexe
car il est alors peut-être impossible d’éviter une explication métaphysique
ou théologique. A ce niveau, l’argumentation la plus fréquente est sans
doute celle qui renvoie à la nature spirituelle de l’âme humaine.[4] A cela
s’ajoute l’idée, présente surtout chez Platon et dans la théologie
chrétienne, selon laquelle l’âme humaine, précisément en vertu de sa nature
spirituelle, possède une certaine ressemblance divine (imago Dei).[5]
Mais en réalité nous n’avons pas forcément besoin d’avoir recours à ces
notions hautement métaphysiques et de nous mettre d’accord sur le fondement
théorique ultime de la dignité humaine pour la reconnaître dans la pratique
de la vie sociale. En ce sens, il est utile de rappeler que les auteurs de
la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée en 1948, juste
après les atrocités commises par le national-socialisme, furent unanimes à
reconnaître « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine
» et les droits qui en découlent, tout en ayant des positions philosophiques,
politiques et religieuses totalement diverses, voire opposées.
Il ne faut pas oublier non plus que le principe de dignité humaine est déjà
explicitement à la base de tous les instruments internationaux relatifs aux
droits de l’homme (notamment ceux concernant l’interdiction de la torture,
de l’esclavage, des traitements inhumains et dégradants, des discriminations
de toute sorte, etc.), ainsi que d’un nombre important de Constitutions
nationales, surtout celles adoptées après la Deuxième Guerre Mondiale. C’est
pourquoi, comme l’affirme Ronald Dworkin, il semble clair aujourd’hui que «
celui qui prétend prendre les droits de l’homme au sérieux est obligé
d’accepter l’idée, vague mais puissante, de dignité humaine ».[6] Selon ce
même auteur, cette idée renvoie « à l’importance intrinsèque de la vie
humaine »[7] et « exige que personne ne soit jamais traité d’une façon telle
que l’importance unique de sa vie vienne à être niée ».[8]
II. La dignité humaine comme exigence de non-instrumentalisation de
l’être humain
Certains auteurs n’hésitent pas à qualifier la dignité humaine de «
principe matriciel » de la bioéthique.[9] Cette caractérisation est
parfaitement justifiée. Il suffit de lire les textes internationaux sur la
bioéthique adoptés ces dernières années, notamment ceux de l’UNESCO et du
Conseil de l’Europe, pour constater le rôle absolument central qu’ils
accordent à la notion de dignité humaine. Bien qu’elle ait toujours eu une
place importante dans le droit international des droits de l’homme, le tout
premier plan que la dignité occupe dans le nouveau droit international
biomédical est impressionnant.[10]
Pour mieux préciser le rôle éminent reconnu à ce principe dans la bioéthique,
il est utile d’avoir recours à la célèbre formule kantienne selon laquelle
toute personne doit toujours être traitée comme une fin en soi et jamais
simplement comme un moyen.[11] Cet impératif vise à signaler que la personne
humaine est tout à l’opposé de la « chose » : tandis que les choses ont un «
prix » du fait qu’elles peuvent être remplacées par une autre à titre
d’équivalent, les personnes ont une « dignité », parce qu’elles sont uniques
et ne peuvent être remplacées par rien.[12]
La formule kantienne, qui exprime une exigence de non instrumentalisation de
l’être humain, est d’une extraordinaire fécondité en matière de bioéthique.
Elle signifie, par exemple, qu’il est inacceptable de soumettre un individu
à des expérimentations scientifiques à but non thérapeutique qui mettent sa
vie en grave danger, même si cela pourrait nous apporter des connaissances
extrêmement utiles pour le développement de nouvelles thérapies ; que l’on
n’a pas le droit de prélever les organes vitaux d’une personne, même du pire
des criminels, afin de faciliter la survie d’une autre, ou de dix autres, ou
de dix mille autres ; que la société ne peut pas accepter que des personnes
en situation d’extrême pauvreté soient poussés à vendre leurs organes (par
exemple, un rein) pour satisfaire aux besoins de leurs familles ; que l’on
ne peut pas produire des clones humains ou prédéterminer les caractères
d’une personne future au moyen de l’ingénierie génétique juste pour
satisfaire les désirs capricieux des parents potentiels. Dans tous ces cas
il y a une instrumentalisation de la personne humaine et donc une pratique
contraire à la dignité.
Mais sans aller jusqu'à des situations aussi extrêmes, l’idée de dignité
comme exigence de non-instrumentalisation de la personne est aussi d’une
grande aide au niveau de la pratique médicale quotidienne. Lorsque les
praticiens et les infirmières ont cette idée présente à l’esprit, leur
attitude à l’égard des patients est complètement différente de ce qu'elle
serait sans elle. La pratique médicale devient alors quelque chose de plus
qu’une simple question technique pour constituer l’expression d’une activité
profondément humaine. Le malade n’est plus un « cas » dont on doit
s’occuper, mais bel et bien une « personne », c’est-à-dire un être unique et
ineffable qui a besoin d’être aidé et accompagné dans sa souffrance.
Conclusion
Enfin, pour répondre à la question posée au début de cet article : non,
la notion de dignité humaine n’est ni inutile ni superflue. Loin de là, elle
joue le rôle d’idée directrice de l’éthique médicale. Elle illumine, ou
mieux, elle devrait illuminer toute pratique biomédicale. Certes, en raison
de sa généralité, elle est incapable à elle seule de résoudre la plupart des
dilemmes bioéthiques. Elle n’est pas un mot magique qu’il suffit d’invoquer
pour leur trouver une solution précise face aux enjeux complexes de la
médecine et de la génétique. C’est pourquoi, afin de devenir opérationnelle,
elle a normalement besoin de notions plus concrètes, qui sont habituellement
formulées en employant la terminologie des « droits » : « consentement
éclairé », « intégrité physique », « confidentialité », « non-discrimination
», etc.[13] Cependant, en dépit de son caractère apparemment vague, la
notion de dignité fixe des repères à la pratique biomédicale, et au bout du
compte, parvient à lui donner son sens ultime. En effet, la science médicale
n’a pas en fin de compte d’autre but que d’être au service des personnes,
c’est-à-dire de contribuer à leur bien-être physique et psychique. Autrement
dit, ce n’est pas l’homme qui est fait pour servir la médecine ; c’est la
médecine qui est faite pour servir l’homme. C’est précisément cette idée
fondamentale que la notion de dignité humaine est à même de nous rappeler. |
NOTES
[1] Ruth Macklin, « Dignity is a useless concept », British Medical
Journal, 2003, vol. 327, p. 1419.
[2] Pour simplifier, j’utilise ici les termes « bioéthique » et « éthique
médicale » comme des synonymes, bien qu’ils n’aient pas exactement la même
signification.
[3] Dieter Birnbacher, « Ambiguities in the concept of Menschenwürde », dans
: Sanctity of Life and Human Dignity, ouvrage collectif dirigé par Kurt
Bayertz, Dordrecht, Kluwer, 1996, p. 107; Ulfrid Neumann, « Die Tyrannei der
Würde », Archiv für Recht- und Sozialphilosophie, 1998, n° 2, p. 153.
[4] Aristote est sans aucun doute le philosophe qui a argumenté en ce sens
de la manière la plus rigoureuse. Selon lui, tout être vivant est, par
définition, animé par un principe de vie. Mais la faculté intellectuelle (nous)
propre à l’âme humaine distingue radicalement celle-ci des âmes des autres
êtres vivants : l’âme humaine est immatérielle au sens plein du terme.
Aristote déduit cela de la capacité humaine d’abstraire, c’est-à-dire
d’assimiler les « formes » (ou essences) des choses qu’il connaît sans
pourtant incorporer la « matière » qui les constitue. Or, cela n’est
possible que dans la mesure où l’intellect humain n’est aucunement une
entité matérielle, c’est-à-dire dans la mesure où il est quelque chose de
plus que juste la faculté d’un organe corporel. Autrement dit, étant donné
que l’âme humaine est capable de penser toutes choses, elle est forcément
non mélangée à aucune (De Anima, III, 4, 429a).
[5] Voir par exemple : Platon, Théétète, 176b; La République, IX, 589e ; Gn.
1,26 ; Augustin, De la Trinité, XIV, 16 ; Thomas d'Aquin, Somme théologique,
I, q. 93, a. 7.
[6] Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge, Harvard University
Press, 1977, p. 198.
[7] Ronald Dworkin, Life's Dominion. An Argument About Abortion, Euthanasia
and Individual Freedom, New York, Vintage, 1994, p. 236.
[8] Ibid.
[9] Noëlle Lenoir et Bertrand Mathieu, Les normes internationales de la
bioéthique, Paris, PUF, 1998, p. 16.
[10] Deryck Beyleveld et Roger Brownsword, Human Dignity in Bioethics and
Biolaw, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 11.
[11] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin,
1980, p. 105.
[12] Ibid., p. 112.
[13] Roberto Andorno, « Biomedicine and international human rights law: in
search of a global consensus », Bulletin of the World Health Organization (WHO),
vol. 80, n° 12, 2002, p. 959-963. En ligne: http://www.who.int/bulletin/ |